J'ai toujours de la peine à me rendre compte que quelqu'un que j'ai assez bien connu est devenu un gros con.
Je suis amené à accompagner une patiente de 50 ans qui a, disons, une maladie difficile. Du genre pas très sympa. Du style brutal. Elle est sportive, a fait 3 tours du monde en bateau, a toujours eu un mode de vie hyper-sain, aucun antécédents familiaux, dernier comprimé de doliprane pris il ya 15 ans... et puis en décembre, au retour de plusieurs mois de navigation, elle a une grosse gastro-entérite, un peu costaud, selles glairo-sanglantes et fièvre. Broaf, c'est pas si grave.... Ben en fait si. Avec une grosse tumeur du colon. Et puis pas mal de métastases, dans le foie... Bref, depuis janvier, c'est l'enchaînement des chimios, ses tumeurs répondent super bien, elle a un moral d'acier et, au-delà de l'angoisse normale dans une situation comme cela, un espoir de vie et de guérison inattaquable. Accompagnée par une équipe hospitalière, il faut le noter, à la fois techniquement, humainement et professionnellement géniale.
Et puis le mois dernier, elle a fait une sub-occlusion sur ce qui reste de sa tumeur (soit dit en passant après un stage de 10 jours à manger du boulgour et du quinoa chez des potes proches de la nature qui n'ont pas acheté ni une tomate ni une feuille de salade passe que c'est pas la saison...). Le chir propose de réaliser une résection partielle de sa tumeur pour faciliter les choses. Ce grand professeur, tout grand mæstro qu'il est, passe une heure à lui expliquer le pourquoi du comment, à la rassurer, à négocier la cicatrice, la reprise de continuité immédiate (sans l'étape stomie). Jusque là, tout va bien.
Alors elle voit l'anesthésiste. Qui la lamine. Qui en 20 minutes la brise, lui coupant toute la difficile confiance qu'elle a pu construire dans l'équipe soignante. Qui passe toute la consultation à lui dire que de toute manière c'est un cancer de super mauvais pronostic, que l'opération est super risquée, qu'elle risque de saigner la rage. Lui demande si elle a bien fait son testament. Qu'elle ne prévoie pas 10 jours d'hospit comme a dit le chir, mais qu'aussi bien elle restera 6 mois à l'hosto. Que d'abord il est taré ce chirurgien de proposer une opération comme ça à des gens comme elle. Qui lui dit que son dossier il ne l'a pas (ledit dossier est dans la pochette sur la table entre eux deux) et que ça va être galère pour l'endormir parce qu'elle est pas bien grosse. Que pour l'antalgie post-op : "pfff on va voir ce qu'on peut faire"... Bref, ça a été juste un cauchemar. Elle en a parlé aux infirmières qui répondent avec un mouvement d'impuissance : "c'est un pervers, il se régale à faire son sketch aux personnes fragilisées, tout le monde le sait, personne ne peut rien faire". Inutile de dire que c'est un autre anesthésiste qui s'occupera d'elle.
Et quand elle me dit le nom du connard, c'est un jeune chef de clinique en anesthésie, ancien collègue de promo, perdu de vue mais avec qui j'ai dû faire une grosse partie de mes fiestas de P2-D1, faluchard acharné et, de mon souvenir, plutôt sympa. Ben en fait non.
Je suis très en colère. C'est toujours amusant de voir comme certains hospitaliers ont un mépris affiché des patients ou des autres soignants qui les accompagnent. C'est facile de leur jeter la pierre verbalement et de rester confortablement dans son cabinet à se dire qu'on est meilleur qu'eux. Mais là, je pense que le verrou social et "hiérarchique" est largement dépassé. Je n'ai aucun scrupule à dire que je vais l'emplâtrer à la première occasion.
Groarrr !!!!
Illustration : Premières notes du Dies Irae, ("Jour de colère, que ce jour là..."), de la liturgie ordinaire. Extrait du Liber usualis de l'abbaye de Solesme.